BEBOP ET LOULA
Il y a longtemps, alors que les descendants d'Adam et Eve devenaient assez nombreux pour ébaucher une civilisation, Dieu se pencha sur sa création, la contempla attentivement et se courrouça. Il constata que les humains avaient perverti toute vie sur Terre, par leur égoïsme, leur cupidité, leurs mensonges... et il apparut au Seigneur que n'importe quel chef-d'oeuvre nécessitait un brouillon. Ainsi, sous la puissance de sa colère, il résolut de tout emporter. Il songea cependant, avant d'accomplir un acte aussi définitif, à conserver un patron de l'original, comme fondations d'un monde neuf et pur après la destruction du premier.
Ensuite Dieu se demanda comment il s'y prendrait pour éradiquer la vie et le mal infiltré en chaque chose, mais il n'est pas si aisé de piétiner un travail accompli de ses propres mains avec soin. Après avoir envisagé la violence du feu et les spasmes grondants de la terre, il Lui sembla que des éléments, l'eau restait le plus doux et le plus poétique. Sa décision fut prise; le déluge submergerait jusqu'aux monts les plus élancés et perdrait les océans dans les nuages. Cela impliquait évidemment la construction d'une arche afin d'abriter les couples élus de toutes les espèces grouillant ici-bas et un capitaine et sa famille pour ancêtres d'une nouvelle humanité. Le choix se révéla délicat puisque les hommes entre eux rivalisaient de péchés et de faiblesse aux yeux de Dieu. Toutefois, Il porta son attention sur un vieux sage nommé Noé.
Noé avait six cents ans alors et juste assez d'honnêteté et de maturité pour mener à bien la mission. Il se comportait en bon chef de famille, affichait de solides valeurs religieuses..."Hélas!..."pensa le Seigneur, "il est probablement le dernier!" Encore ému de cette réflexion et soudain envahi de solitude, Il décida d'en débattre avec Noé. Celui-ci semait du blé lorsque Dieu se manifesta à lui. Fatigué par son travail, mais serein, il s'assit sur le tronc robuste d'un cèdre déraciné et reposa son menton respectable sur le pommeau de sa canne de bois. Il écouta Dieu lui livrer Son insatisfaction quant à la race humaine et à l'impureté universelle et convint que, comme chacun sait, la perfection n'est point de ce monde.
Les échos de la Voix divine mouraient dans l'immensité poussiéreuse du désert voisin, mais en réalité le patriarche n'était pas seul à entendre: deux termites, Bibop et Loula, ne manquaient pas un seul mot de la conversation. Affamés après trois jours d'errance sans eau ni bois, il avaient défailli de joie lorsque Loula avait aperçu l'arbre mort. Ils déjeunaient quand ils surprirent le dialogue entre Dieu et Noé.
"Hé! Si c'est pas intéressant ça?!" lança Bibop, "'Y a pas de raison que je sois noyé comme un vulgaire parasite, on montera à bord sans rien dire à personne, d'accord ma brindille?" et il adressa un regard affectueux et complice à Loula. Quand ils vivaient encore parmi la communauté, Bibop impressionnait toutes les jeunes termites à peine écloses par sa robustesse de travailleur. Désormais, sa fière carapace blanche se plissait, sèche et triste. Loula au contraire lui était une compagne courte et plutôt chétive, mais elle palliait sa petitesse par un esprit vif et une lucidité utile à tous deux.
"D'accord, mais les animaux choisis pour survivre sont triés sur le volet et sûrement deux modestes termites comme nous... Souviens-toi de pourquoi on a été chassés! Enfin! On va sans doute devoir trouver notre propre porte d'entrée, après tout, on n'est que des parasites pas vrai?"
Bibop et Loula avaient été expulsés de la termitière pour avoir insulté la reine... Un jour, alors que les pierres suaient dans l'air statique et qu'ils étaient au travail depuis l'aube, ils s'étaient accordés un répit. Toutefois, arrivés à l'entrée principale, ils avaient été hélés par les gardes: Sa Majesté, un peu lasse, désirait prendre le soleil et avait décrété d'un ton impérieux qu'aucun autre endroit ne convenait mieux. Affalée sur un lit d'herbes sèches, elle luisait mollement, obstruant sans complexe l'entrée de son royaume. Ses manières hautaines et le sourire vague et creux constamment attardé sur son visage épais exaspérèrent Loula qui soudain explosa et ne la ménagea pas. Elle accusa Sa Hauteur de passer son temps à pondre alors que tous travaillaient dur. Bien que masse blême et amorphe avare d'humeur, la reine n'apprécia pas la remarque et par un geste empreint de sa désinvolture coutumière, signala aux gardes de faire disparaître de sa vue ces sujets insolents.
Bibop et Loula avaient été libérés de l'influence despotique de la reine et même si les autres termites les évitaient soudain avec une froide politesse et les toisaient comme des parias, ils ne s'étaient jamais sentis aussi avides de savourer chaque moment. Cette irresponsabilité insouciante, ils n'en n'avaient pas conscience, pour eux, cela s'appelait "vivre".
Après que Noé eut terminé sa conversation avec Dieu, il suivirent le patriarche jusqu'à la frontière du désert ou les derniers arbres épuisaient leurs racines dans une terre brûlante. Noé s'arrêta et ses yeux secs, profonds de nostalgie, regardèrent la terre destinée à disparaître sous les eaux. Les termites quant à elles, fidèles à leur philosophie parasitaire, en profitèrent pour s'accrocher à sa canne: ainsi, ils n'avaient plus à se déplacer par eux-mêmes! Ils se tenaient tous trois sur une colline. Noé écouta les bruits des animaux sauvages, respira l'odeur de la chaleur, plongea son regard jusqu'au village et ses habitants au fond de la vallée et son coeur d'homme se réveilla, serré par l'anéantissement de cette vie corrompue mais familière. Il ne revint de sa contemplation que deux heures plus tard puis, afin d'adoucir l'assaut des doutes, il s'avança vers la vigne épanouie.
Lorsque le sage s'étendit enfin dans sa tente et s'endormit d'un sommeil profond et bruyant, le crépuscule s'était déjà enroulé autour des montagnes avoisinantes et le visage plissé de Noé se détendait sous un léger hâle. Cependant la matinée ranima les soucis endormis et, désormais éveillé, il se souvint de son devoir; alors il se leva, inspira profondément et rassembla sa femme et ses fils. Dès que le soleil eut atteint son zénith, toute la famille se mis à travailler dur, suant sous le ciel brûlant. Pendant ce temps les deux termites, toujours agrippées à la canne de Noé, se reposaient à l'ombre d'un olivier. Ah! enfin, ils goûtaient le fruit voluptueux de la paresse... Quel plaisir ils éprouvaient à dormir et manger tandis que tous s'acharnaient au labeur, épuisés autant qu'affamés! "C'est dans ce genre de situation qu'on peut vraiment savourer le bonheur" pensait Bibop en parasite épicurien averti. Pauvre Seigneur! Même le coeur des termites se ternissait d'égoïsme et s'ouvrait à la corruption; toutefois Bibop et Loula avaient une excuse: ils réagissaient en parasites et n'échappaient pas aux bassesses terrestres telles que la revanche!
Le remue-ménage du chantier attira une foule bigarrée d'animaux dont les rangs enflaient à chaque minute. Ils s'amassaient à cet endroit par une sorte d'instinct commun les avertissant d'un événement extraordinaire. Les termites observaient tranquillement l'assemblée éclectique et commentaient abondamment l'aspect de certains de ses membres. Le perroquet compta parmi les premiers arrivants et sema la discorde entre Bibop et Loula. Alors que le premier enviait l'animal pour l'élégance de son bec et l'éclat de ses plumes, Loula qualifiait ces mêmes attributs de criards et vulgaires. "De toute manière, poursuivait-elle je vois pas de quoi tu te plains toujours! Tu te vois avec des plumeaux verts, bleus, ou rouges? Tu ferais fuir toutes les femelles, moi la première!" Déçu du manque de compréhension de Loula, Bibop s'entêta à vanter le perroquet, en particulier pour sa conversation à la fois si "fournie" et si "claire". La cause eut son effet et Loula répliqua dans le même esprit: "C'est ça! c'est ça! Il a une langue deux fois plus volumineuse que sa cervelle. Il répète, répète et répète encore sans jamais savoir de quoi il parle."
Après une courte période de rébellion, Bibop réalisa qu'essayer de convaincre Loula était aussi ambitieux qu'engloutir un cèdre entier en une nuit. "Tu ne crois pas que j'ai rais..." mais elle ne put conclure sa phrase car Bibop la fit sursauter juste à ce moment. Le robuste ouvrier venait d'entr'apercevoir celui qui inspire à toute termite une terreur glaçante: le tapir. Ce dernier rôdait dans les parages depuis déjà trois heures, traînant une langue gluante, signal de l'heure du déjeuner. Le prédateur redouté balayait la réunion d'un regard carnassier, et la trompe au ras du sol, ne semblait pas s'émouvoir des misérables bestioles attardée sur son chemin. Ce spectacle fit tressaillir Bibop, et Loula, tout aussi peu rassurée, se calmait seulement à l'idée que, derrière la canne, ils ne craignaient rien. Cependant, lorsque l'intention compatissante de partager ce raisonnement réconfortant avec son compagnon lui traversa l'esprit, Bibop se révéla introuvable. Au terme d'une recherche éperdue dans les plis du vêtement de Noé, elle le vit, sur le tronc, accompagné d'une araignée brune aux pattes presque translucides, suspendue dans les airs par un fil invisible. Il semblait avoir complètement oublié le danger qui rôdait et la panique saisit Loula, mais l'irritation remplaça l'anxiété quand son regard rencontra celui de l'araignée. Elle connaissait la tendance naturelle de Bibop à séduire les femelles en tout genre, mais sans la moindre jalousie, elle était convaincue de son bon droit à le ramener au bercail: la canne. D'abord, elle siffla doucement - sans résultat. Ensuite, elle cria son nom: "Bibop, t'es pas prudent!"- pas de réponse, pas même un regard de côté. Après quelques jurons, une seule solution s'offrit à elle, monter sur le tronc et l'empoigner par le cou. Bien que Bibop eut un poids trop imposant pour la maigre force de Loula, l'irresponsable termite s'éveilla de sa fascination hébétée. L'araignée était on ne peut plus ordinaire, sans d'autre occupation que de tisser sa toile autour d'un vieux rameau de l'arbre mort. C'était d'ailleurs ce qui attirait Bibop, fatigué de sa vie instable et déjà incertain de son désir de s'embarquer sur l'arche car "ça pourrait être dangereux, et si ça coulait?" après tout, il s'était attaché à son tronc, peu à peu familier comme une nouvelle maison. En plus, "le bois flotte sur l'eau, même avec la tempête; où est l'intérêt de partir?" raisonnait-il les yeux dans le vague. Pourtant, au lieu d'en faire part à Loula, le courage lui manqua et il n'osa pas. La nuit tomba sur une terre tiède.
Tous s'en allèrent dormir après cette journée harassante, y compris Noé et sa canne. Un sentiment d'attente s'infiltra dans toutes les âmes tandis qu'une forte odeur de sueur remplissait la tente.
Lovés en haut du mat qui la soutenait, les termites voyaient le ciel à travers une déchirure du tissu. De lourds nuages roulaient lentement sur le désert et un vent chaud claquait contre les pans de la tente. Loula avait remarqué l'aspiration de Bibop à la stabilité, et sensible, elle jugea ce moment approprié pour le persuader du besoin d'aventures et de risques.
_"J'ai vu que tu t'étais amusé aujourd'hui, commença-t-elle, j'ai été surprise quand je t'ai vu à découvert, sans la moindre appréhension..." Elle esquissait un sourire plein d'allusions.
_"T' es jalouse?" répliqua Bibop en baillant
_"Non, je sais que je vaux plus qu'elle!" Loula était ulcérée, "elle fait des mines comme si elle essayait de t'hypnotiser. Tu l'as pas vu? Et si elle croit qu'une centaine d'yeux c'est irrésistible, elle se fiche la patte dedans!"
_"Mais elle ne gâche pas sa vie collée sur une canne avec la peur de se rompre le cou à chaque instant."
Loula restait imperturbable: "Ah! Ses regards langoureux de chenille affamée, sa manière de jouer du fil... ça m'a presque rendue folle! T'as remarqué sa démarche; toujours une patte à la fois, comme un crabe. Quelle hypocrisie pour se rapprocher de quelqu'un!"
_"Elle a un chez-elle au moins..."
_"Hein? Une vie sédentaire, c'est tellement monotone! Et t'as envie de laisser passer toutes les occasions de vivre vraiment? Mais tu ne vois pas les vrais raisons de vivre! le danger et l'aventure! nous sommes peut-être nomades mais nous sommes libres, Bibop!" Loula s'était emportée, gesticulant comme pour haranguer les foules...de courants d'air: Bibop s'était endormi. L'oratrice abandonna son discours et, résignée, s'assoupit
Quelques heures plus tard, une chaleur humide et énervante tira Bibop d'un sommeil agité. Les mots "premier jour, premier jour, premier jour" trottait dans sa tête sans relâche, mais il était incapable d'expliquer cette obsession fiévreuse. Soudain l'agacement fit place à un effroi suivi d'une précipitation désordonnée. "Le déluge!". Il se retourna pour secouer Loula avec toute la tendresse d'un termite pour sa compagne et ils se ruèrent sur la canne de Noé. celui-ci avait réuni tous les animaux sélectionnés la veille et se dirigeait vers l'arche. Son allure était tranquille et une sérénité apparente lui donnait, sous les nuées grondantes, un air de majesté artificiel.
Un tremblement subtilement contrôlé dans son poignet trahissait tout de même sa nervosité extrême, mais, digne, il ne s'autorisait pas à le montrer. Lorsqu'il s'arrêtait parfois brutalement pour hurler une dernière consigne, il ne manquait jamais de heurter violemment le sol de sa canne. De ce fait, les termites devenaient les témoins privilégiés de ses états d'âme. A mi-chemin de l'arche, Bibop jeta encore un regard à son tronc chéri sur lequel se tenait une araignée toujours minaudeuse et clignant de tous ses yeux. Mais Loula veillait: "Accroche toi! suggéra-t-elle durement à l'infidèle, le vieux va remettre ça!". Bibop hésitait péniblement entre sauter ou rester, mais les circonstances décidèrent pour lui, et lorsque la porte de l'arche abattit sur lui une obscurité soudaine, il n'avait plus le choix.
Arrivés sans dommage à destination, les termites entreprirent de flâner dans les environs et de chercher un peu de nourriture. Ils n'étaient pas les seuls; un galop hystérique se fit bientôt entendre et une masse incalculable de quadrupédes affamés, entraînés par une cochonne fanatique, sonnaient la charge en scandant :"A la soupe! à la soupe!". Le bruit dans l'arche était phénoménal: aboiements, caquétements, gloussements, couinements, grognements ponctués de hennissements se mêlaient pour rendre l'impression d'un chaos absolu.
La pluie s'abattait lourdement sur la terre et s'ajoutait au bourdonnement cacophonique. Perdus au milieu des bêtes, Bibop et Loula, assourdis, conclurent qu'il était plus sage de se réfugier sous le toit. Cependant, déçus par le goût détestable du roseau, ils durent redescendre et se rabattre sur les cloisons de bois dressés entre chaque couple. Le box occupé par l'âne leur sembla tentant et ils ne purent résister à la teinte profonde et alléchante du matériau. L'occupant ne remarqua rien au début, contrairement au serpent, observateur placide mais impitoyable. Ses yeux étirés en amande scrutaient le moindre détail et les petits trous laissés par les parasites ne lui échappèrent pas. Néanmoins, l'âne n'était pas aveugle et une semaine après l'embarquement, il fut amené à rencontrer les clandestins....
Un jour, alors qu'il se penchait pour mastiquer son foin, un tir groupé de douze trous minuscules se dessina devant lui et deux têtes dépassèrent. Quand Bibop et Loula sentirent un vent chaud et régulier venir d'en haut et tombèrent nez à nez avec les narines démesurées de l'animal; ils poussèrent un cri d'horreur. La cause de cette panique soudaine ne leur fit aucun mal mais se contenta de leur demander avec autorité: " Mais enfin, qu'est-ce que vous faîtes là? Vous vous êtes trompés d'étage, les insectes c'est au deuxième".
Les termites, conscients de leur clandestinité, agitaient frénétiquement les pattes pour le faire taire. Trop tard. La cochonne, voisine directe de l'herbivore venait de saisir une occasion inespérée de provoquer un scandale, son divertissement le plus cher. Dès qu'elle eut surpris ces paroles inattendues, elle se rua chez Noé. Elle arriva devant lui, gesticulante, le groin déformé par l'effort, hors d'haleine. Elle était accompagnée du perroquet, convaincue de la portée décisive d'un écho pour l'efficacité de son discours.
" Des clandestins! Il y a des clandestins à bord! J'ai entendu l'âne parler au mur. Je peux le prouver , il n'y a pas de problème. Et il a demandé pourquoi "ils" n'étaient pas avec les autres insectes, c'est une preuve! Vous réalisez qu'ils sont entrés illégalement, alors qu'il y avait un quota! Il faut nous en débarrasser!"
Noé sourit, frappa sa canne sur le sol (comme toujours pour se donner un air important) et répliqua fermement que quelques insectes égarés n'étaient pas bien menaçants et que, de toute manière, ils n'étaient que quelques créatures sauvés de plus. La grincheuse se sentit humiliée par son échec. Frustrée, elle retourna à sa litière avec le perroquet claironnant toujours des "CLANdestins! CLANdestins!" absurdes.
A la vue des mandibules des termites, comme désireuses de parler, l'âne pencha sa tête un peu plus et perçut faiblement les chuchotements de Bibop et Loula. Ceux-ci lui expliquèrent leur itinéraire: leurs pérégrinations dans le désert et comment ils s'étaient introduits dans l'arche. L'auditeur était captivé par ce récit époustouflant. A déjà vingt ans, âge respectable pour son espèce, il se laissa submerger d'une tendresse indulgente au souvenir de sa propre jeunesse, matérialisée devant lui par les termites. Sa nature réservée l'empêcha cependant de dévoiler son émotion et il les gronda avec cette certitude de supériorité que l'âge lui permettait: " Vous vous êtes déjà révoltés une fois, disait-il, mais à présent vous êtes sur un bateau dépourvu d'issues, alors vous feriez mieux de vous montrer prudents et de vous cacher. Tout le monde se serre les coudes ici, et n'oubliez pas ma voisine, la cochonne... Vous connaissez le fiel des femelles!" acheva -t-il avec un petit air entendu. Soudain un violent fracas les fit tous bondir: l'âne s'était appuyé contre la cloison pour soulager ses rhumatismes, mais le bois entièrement rongé de l'intérieur s'était écroulé avec grand bruit. Malheureusement pour Bibop et Loula, l'incident s'était produit juste à côté de la cochonne , plus excitée que jamais. Un boulet gras et rosâtre traversa l'arche en un clin d'oeil, ameutant toutes les âmes sur son passage. Elle utilisait le perroquet en manière de haut-parleur et réunit ainsi une importante délégation. Elle rayonnait, heureuse, à la fois de sauver son honneur et de devenir le centre de l'attention générale. Les mots "TERmites à bord !" répétés par le criard toutes les deux secondes avaient eu l'impact recherché.
La cochonne, droite, plongea un regard effronté dans les yeux de Noé: "Regardez! J'avais raison: ce sont des termites! J'ai consulté l'ensemble des espèces présentes, continua-t-elle avec un ronflement prétentieux dans la voix, et ils sont tous d'accord avec moi... ces bestioles vont nous bouffer le seul confort qu'on a: les cloisons. Déjà que ça pue là-dedans, et que c'est un tohu-bohu infernal, vous n'allez quand même pas nous laisser dormir sans la moindre intimité?!" Les quelques touches d'un style ampoulé et formel impressionnèrent la foule qui rugit d'approbation. Se sentant comme transportée, la cochonne pulvérisa toute limite telle une locomotive emballée:" De plus, tout le monde connaît leur vitesse de reproduction à ceux-là! (la vapeur montait) c'est pas tout, ils vont TOUT nous bouffer: le toit... et il pleuvra sur nos têtes, les étages... et nous nous entasserons tous au fond; tout, vous dis-je! tout! (ses yeux se striaient de rouge) Il ne restera plus rien! La voracité de leurs mandibules va nous faire pourrir avec les poissons et la seule trace de notre existence sera quelques os au fond de la mer! (désormais elle vociférait) les garder avec nous? C'est MAL!" La coloration emphatique de ce dernier mot les abrutit de peur; terrifiés, les poils ou les plumes hérissés, ils se juraient tous d'avoir la carapace des deux termites. Noé sentit la pression imposée par la masse et ordonna la silence afin de mieux pouvoir décider. Bien qu'échauffés, les animaux obéirent dans un silence nerveux. Puis le patriarche parla et le brouhaha désordonné reprit. Il interdit la chasse des termites, refus de tout sacrifice inutile, et puisque l'arche comptait déjà un couple de cette espèce enfermé dans une boîte de fer, il proposa d'y joindre les clandestins. "Ainsi ajouta-t-il, vous serez rassurés, vous conserverez votre inimité et ils garderont la vie. Je vais moi-même les chercher, dites moi ou ils sont."
Pendant ce temps, l'âne avait prévenu Bibop et Loula du danger imminent et les poussait à s'enfuir. Mais leurs petites pattes ne pouvaient les porter bien vite et s'échapper en creusant dans une cloison était improbable car déjà rassasiés, ils étaient écoeurés. Le roulement des sabots se rapprochait. Ils crurent à leur fin, écrasés sous cette marée enragée. Touché par leur désespoir, l'âne les conduisit dans le coin le plus reculé de l'arche malgré le risque de se faire lyncher. Dans cet endroit sombre, les termites étaient en sécurité jusqu'à la découverte d'une autre cachette plus sûre. Quand Noé arriva à l'endroit indiqué, il trouva seulement le protecteur dévoué, essoufflé d'avoir galopé si vite et dans un état critique. Il s'excusa pour son apparence, due selon lui à l'âge et au manque d'exercice. Cependant, quand Noé avoua ne rien voir d'autre que des morceaux de bois éparpillés ça et là, des esprits néfastes distillèrent le doute au sujet de l'âne, dernier aperçu avec les fugitifs. Fatigué et embarrassé, le sage conclut que même s'ils grignotaient un peu, cela ne représentait pas un réel danger.
A l'extérieur, la tempête malmenait le bateau sur des eaux puissantes et noires. Les animaux étaient propulsés dans tous les sens; quelquefois, un roulis plus fort que les autres provoquait une glissade générale vers la gauche ou la droite et l'empilement instantané des bêtes affolées, d'un côté puis d'un autre de l'arche. De temps en temps, le derrière monumental de la cochonne, lui aussi soumis aux lois de la gravité, venait s'échouer sur un dos ou s'écraser sur un museau dont le propriétaire laissait toujours échapper un cri étouffé d'indignation contenue.
Quand le vent tomba, un conseil fut tenu pour délibérer de l'attitude à adopter. L'angoisse les étreignait toujours et, déterminés à se débarrasser des intrus, ils sollicitèrent le tapir, pire ennemi des termites. Sa courte trompe, la langue longue et collante, son corps trapu et rapide en faisaient un atout privilégié, le mieux équipé pour les attraper. L'espoir de la communauté reposait sur lui et le poids de cette arme vivante allumait chaque regard d'une lueur de satisfaction victorieuse. La chasse commença. Avec une motivation exemplaire, tous contribuaient à fouiller dans les plus petits interstices, aidés du tapir à l'indéniable efficacité car le moindre objet inférieur à trois centimètres disparaissait, aspiré.
Bibop et Loula devinrent les proies d'une paranoïa aiguë, changeant de trou deux fois par nuit, inquiétés par les craquements hostiles de bateau. "Cette fois ça y est on a trouvé" murmurait souvent Bibop en se coulant dans une autre cachette. Loula voulait toujours le croire mais vite un claquement d'aile ou un grognement frénétique dans le lointain suffisaient à les faire fuir. Et ça dura des jours, des semaines... une vie de stress et de danger les épuisait lentement jusqu'au jour ou les chasseurs perdirent leurs traces...
C'était un de ces jours comme Bibop et Loula avaient en horreur; en seulement trois heures ils avaient frôlés la mort par le bec acéré d'un oiseau et par le voisinage immédiat du serpent sous le ventre duquel, insouciants, ils s'étaient reposés. Ce jour là, leur nid secret devint un énorme morceau de bois au fond de l'arche. Depuis ce moment, aucun espion ne les avait plus aperçu. D'abord, les animaux furent surpris mais leur persévérance érodée, et l'angoisse évanouie avec le temps leur ôta cette préoccupation de l'esprit.
Des semaines s'écoulèrent... enfin Noé s'enquit de savoir si les eaux si profondes avaient désenflé et décida de lâcher une colombe. Les montagnes de sa terre lui manquaient, mais sage, il avait toujours rejeté le vague à l'âme, "stérile" selon son mot. Comme le soir sous l'olivier, quand Dieu lui avait longuement parlé, la gaieté de sa boisson favorite l'aida à surmonter ce spleen. Cela explique sans doute pourquoi, pleinement conscient de son ébriété, il ne trouva pas surprenant de voir deux colombes s'envoler. Pourtant, il avait vraiment libéré deux oiseaux.
"Hmm! J'aurais jamais imaginé qu'un tel morceau pouvait exister!" Bibop se délectait. Les termites se tenaient dans un creux à l'intérieur de ce qui leur semblait une mine inépuisable de nourriture, quand soudain, un bruit sec précéda le rugissement de l'eau. Horrifiée, Loula comprit: La coque de l'arche était tenue par la quille, le morceau qui les régalait depuis des semaines! "Oh non! s'exclama-t-elle, qu'avons nous fait Bibop? ON COULE!"
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Quand Dieu se souvint de l'arche et du déluge, Il ne trouva qu'un océan abandonné. C'est pourquoi, cher lecteur, vous descendez des poissons, ou peut-être des colombes...
FIN